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L’Union Européenne a-t-elle une réaction à la hauteur de l’enjeu ?

 

La tension s’affiche au grand jour entre le géant du web et les éditeurs de presse écrite en Europe. Tiraillés entre la nécessité de voir leurs contenus indexés par Google et la volonté de valoriser leurs contenus, ces derniers ont choisi le terrain juridique pour faire valoir leurs prétentions. La directive européenne sur le droit d’auteur de 2019 en est la dernière illustration. Sur le papier, les « règles du jeu » changent, mais seront-elles opérantes sur le « terrain de jeu » de l’information grand public du futur ?

  • Qu’est ce que la Google News Initiative ?

Née en 2015, la Google News Initiative (GNI) a été lancée à une échelle importante en 2018 par Google. Par ce concept, la firme californienne souhaite mettre à disposition un package d’outils pour travailler avec des médias ou des journalistes indépendants (pigistes et reporters), mais aussi tous ceux qui voudraient vivre de l’écriture d’articles même s’ils n’ont pas de carte de presse. Certains des éléments de la suite logicielle que constitue la GNI sont déjà en service (comme News Consumer Insights, utilisé notamment par BuzzFeed), et d’autres en développement sur des plateformes open-source (par exemple sur GitHub). 300 millions de dollars seront alloués pour le projet, répartis sur 3 ans.

Faut-il voir dans ce projet la réponse de Google à une volonté, plus ou moins ouvertement affichée, de « dégoogliser » l’Internet européen ? De fait, l’épisode de la directive sur les nouvelles règles du droit d’auteur, qui a été approuvée tout récemment par le Parlement Européen, pourrait paraitre désuète à peine entrée en vigueur à l’aune de l’ambition de Google. En effet le projet consiste ni plus ni moins qu’à rendre captifs des plateformes Google, les nombreux potentiels producteurs de contenus informatifs situés dans toutes les strates de la société civile, y compris les plus locales. La granularité de la connaissance des sociétés pourrait alors devenir beaucoup plus fine.

  • Les médias européens : entre défense d’intérêts et absence d’une vision claire du cybermonde

Au niveau européen, les lignes bougent : la directive votée par le parlement le 26 mars 2019 prévoit un renforcement du droit d’auteur pour le contenu en ligne, avec pour conséquence de rendre illégal le « copier-coller », excédant une accroche, de contenus dont on n’est pas l’auteur. Il semble d’ailleurs que la France souhaite légiférer dès cet été pour transcrire le texte en droit Français. Cette directive a d’ailleurs été fortement contestée par les tenants de la neutralité du net, y voyant un dispositif de mise en place d’une censure apriori par des opérateurs privés (et non a posteriori par une instance judiciaire). Et, alors qu’il est illusoire, au vu des volumes téléchargés,de considérer qu’une décision humaine puisse décider si des contenus mis en ligne violent ou non le droit d’auteur, il semblerait que les outils techniques qui devraient s’en charger ne sont pas encore au point. Notamment pour reconnaitre une œuvre d’un de ses pastiches.

Dans la (petite) foulée de cette directive, un rapport commandé en 2017 a été rendu public le 28 mars 2019 : « Towards European Media Sovereignty » (Vers une souveraineté médiatique européenne). Faisant référence à la GNI, ce rapport précise dans ses propositions : « Bien que nous apprécions l’initiative de Google, son intelligence et sa facilité d’utilisation, elle soulève de réels problèmes pour de nombreuses entreprises, car elles dépendent de plus en plus de Google (distribution, publicité, mesure d’audience, recherche et développement). Nous estimons l’investissement public nécessaire pour diffuser les innovations dans le secteur à environ 1 milliard d’euros pour les 5 prochaines années. Ce fonds pourrait être axé sur les technologies d’analyse des données, l’intelligence artificielle, la blockchain, les neurosciences et le secteur des médias. »

A ce stade, force est de constater une différence de fond dans la formulation des stratégies ainsi que dans les moyens alloués. Dans le cas de Google, on a affaire à un projet de captation de l’information et de l’informateur à la base, avec une transformation souhaitée du métier de pigiste, qui se verrait proposé un panel de services au plus près de ses besoins. Pour l’UE, la stratégie se conjugue au conditionnel, avec quelques mises à disposition de financements. Aussi, l’UE investira dans de la technologie tous azimuts tandis que Google investira dans des moyens opérationnels articulés placés directement sur la chaine de valeur de l’information qui sera médiatisée par ses propres canaux.

Et si Google News Initiative devenait aussi incontournable pour le journaliste que Google pour l’internaute ?

Entrons à présent dans les ressorts de la Google News Initiative (GNI). Il semble que cette suite d’outils serait, dans un avenir proche, apte à transformer tous ceux qui le souhaitent en pigistes/journalistes, c’est-à-dire en personnes qui génèrent des revenus en fonction d’articles qu’ils publient. Google pourrait alors devenir le premier éditeur de presse au niveau mondial, mais au-delà de ça, il pourrait surtout acquérir une connaissance sans précédent du temps présent.

  • Ubériser le journalisme avec Google News Initiative ?

Il existe, à n’en pas douter, une puissance de l’outil Google News Initiative, qui capitalise sur de nombreux logiciels mis en place ou rachetés par la firme : il permet au journaliste/blogueur de jouer (car l’aspect ludique est indéniable) avec les données, les images, les outils de recoupement de l’information. A titre d’exemple, la recherche de l’antériorité d’une image peut donner lieu à l’invalidation d’un post d’un réseau social s’appuyant de façon fallacieuse sur l’image en question.

Par ailleurs, Google propose à qui veut s’y mettre une formation en ligne, bien faite (même si pour l’heure plusieurs modules ne sont pas opérationnels). On prend conscience de deux éléments singuliers : elle est courte (3 modules à suivre sur environ 4h30 au total), exhaustive : elle ne se limite pas au traitement de l’information mais permet de comprendre comment monétiser un travail diffusé sur le web. De plus, l’un des modules comprend la visualisation de données, permettant au non expert en data-design de rendre accessible l’interprétation de données statistiques.

Avec de tels outils, n’importe qui peut prétendre manipuler de l’information et la valoriser, mais en restant dans une sphère Google. Reste seulement à produire des articles dignes d’intérêt pour générer du clic sur les publicités qui seront associées…

Et pour consolider sa position, Google travaille également de concert avec de véritables rédactions professionnelles comme l’américain New York Times ou l’espagnol El Pais. La dimension collaborative de l’outil est mise en évidence. Par conséquent, l’ambition de Google est d’agir à tous les niveaux : pigistes, rédactions, blogueurs, etc. Tous apportent de la matière première qui sera moulinée par un ou plusieurs outils de Google.

Avec la perche tendue aux rédactions de journaux en place, on ne peut pas conclure trop vite que la GNI soit une tentative pour ubériser le journalisme. En revanche, si le projet parvient à prendre corps, Google se transformera de facto en véritable agence de presse. Car tous les contributeurs entrant des données et informations issues du terrain dans le système de Google seront autant de sources gratuites pour le géant du web. En parallèle, les rédactions des journaux étant souvent soumises à des restrictions budgétaires pour « faire du terrain », cette matière première pourrait constituer une alternative aux agences de presse, alors que les « pigistes googlisés » posséderaient potentiellement encore davantage de ramifications au cœur même de toutes les strates socio-économiques.

  • Et/ou youtuberiser le journalisme ?

Si le système réussit à s’implanter, en transformant en profondeur les acteurs de l’information, Google aurait alors accès à une source d’informations gratuites, locales, et en nombre. Les outils mis à disposition pourraient permettre d’en certifier la qualité. Les clients iraient alors s’informer auprès de pigistes-blogueurs non forcément professionnels, dont tout ou partie des revenus reposerait sur la capacité à rendre captif ledit public. Ce dernier point indique d’ailleurs qu’il faudrait se diriger vers des articles qui stimulent l’émotion davantage que la raison, phénomène bien connu des marketeurs, et qui est loin d’être récent.

Il en découle alors un point d’équilibre qui ne sera pas simple à obtenir, dans un monde où chacun peut devenir producteur/diffuseur d’informations : générer un contenu rigoureux sur la forme et le fond, original, tout en étant générateur de palpitations. Aussi, il y a fort à parier que la concurrence pourrait être rude, et qu’une infime minorité de journalistes-blogueurs parviendront à vivre de leurs posts, à l’image des youtubers.

  • Au-delà de la presse, une capitalisation de l’information sans précédent se profile

Produire du contenu journalistique rentable est difficile. Rappelons que la presse française est largement subventionnée : le reportage coute cher, le prix que le citoyen est prêt à mettre pour s’informer est faible (la légitimité de la redevance audiovisuelle est elle-même régulièrement remise en question), alors qu’une défiance vis-à-vis des journalistes est grande dans notre pays. Le modèle tient donc par perfusion et se fait bousculer en permanence par des pure players du web, alors que les générations montantes ont pris pour habitude de s’informer quasi exclusivement sur Internet.

Mais, dans l’hypothèse où la GNI prenne et si Google acquiert un monopole sur la détention de l’information brute, recoupée, fiable et géolocalisée, il serait alors facile de faire ingérer cette matière par des intelligences artificielles (rappelons que la maison-mère Alphabet investit régulièrement dans ce domaine). Et tout comme Facebook en connait beaucoup sur la vie des personnes qui utilisent ce réseau social, Google pourrait également en connaitre beaucoup sur la vie des sphères politico-économiques, globales ou locales.

Se dessine alors un monde un peu étrange, fait d’algorithmes et de prédictions à des échelles plus ou moins grandes. Fort de cette connaissance, Google pourrait non seulement étendre la capacité d’audience et le ciblage de produits et services (marketing) mais aussi contribuer à manipuler les foules (si l’on songe aux possibilités que donne le CLOUD Act américain de 2018).

  • Le droit ne peut être une stratégie tenable dans une révolution industrielle

Pour en revenir à la bataille qui se joue à l’heure actuelle, il semble logique que les éditeurs de presse aient choisi le terrain juridique pour freiner l’avancée de Google sur leurs plates-bandes. Il faut remarquer qu’au final, ils agissent comme la corporation des taxis à l’arrivée d’Uber, car on ne peut pas demander à une profession de se réformer au point de se dissoudre. En revanche, il est moins compréhensible que le législateur n’accompagne pas ces entreprises de presse dans une transformation profonde qui sera inéluctable car cohérente avec les opportunités offertes par les outils numériques en cloud computing. Concrètement, nous ne pouvons que déplorer qu’aucun projet industriel comparable à la GNI ne soit programmé pour appuyer la presse européenne. Tout juste a-t-on ces lignes financières dont on espère (mais l’incantation est-elle une stratégie ?) qu’elles feront émerger spontanément un potentiel concurrent frontal à GNI. Il semble malheureusement que la stratégie adoptée à l’échelle européenne soit le repli tactique. Il devient alors possible, pour ne pas dire probable qu’à moyen terme, la majorité des contenus d’information européen soit régie en dernier recours par le droit californien, et que le droit d’auteur en presse, tel que redéfini cette année, ne soit qu’une chimère.

(*) : nous entendons par « presse écrite » la presse papier et la presse numérique

Louables intentions

Internet est à l’origine un réseau décentralisé dans lequel ont éclos, malgré une volonté initiale de neutralité, des oligopoles relatifs à certains services (navigation, vidéos, commerce, plateformes spécifiques) prenant souvent des positions dominantes dans certaines grandes régions du monde : les GAFAM et leurs homologues asiatiques (les BATX) en sont les meilleurs exemples. Leurs modèles économiques ont un point commun : la captation des données personnelles et l’algorithmie de ciblage marketing. Le RGPD vient, en théorie, « siffler la fin du match » pour le territoire européen, avec pour objectif de rendre explicite le consentement de la captation des données personnelles. Auparavant, le processus de consentement implicite était devenu si incolore et inodore que peu de personnes avaient conscience d’ « être le produit » de services « gratuits », en clair de transmettre des données personnelles.

Mais le diable se cache dans les détails

Depuis mai 2018, le RGPD a drainé une série de contraintes pour les sites Internet consultables depuis l’Europe, et les entreprises et institutions qui les mettent en ligne. Une couche technique, administrative et juridique complexe est venue s’ajouter aux organisations pour recenser les données personnelles internes et externes manipulées. On considère pêle-mêle les processus associés à ces données, les risques au regard de la captation potentielle de données par des tiers que ce soit par malveillance ou inadvertance, les impacts des risques, les mesures envisagées, etc. Par ailleurs, les procédés de mise en place d’un consentement éclairé de l’octroi des données personnelles et les procédés visant à permettre à tout un chacun de pouvoir se radier des listes où l’on a été inscrit sont autant de défis qui, s’ils ne sont pas insurmontables, constituent une lourdeur non négligeable dans un contexte français où l’administratif est jugé (probablement à raison dans de nombreux cas) contre-productif et anti-compétitif.

Quant au veilleur, il sera nécessairement freiné dans sa navigation sur le web : les clics liés aux paramétrages des cookies, l’accès réduit à des sources extra-européennes qui ne souhaitent pas se conformer au RGPD, en particulier étatsuniennes, induisent des pertes de temps ou incitent à l’utilisation accrues de VPN (Virtual Private Network) pour ceux qui en ont la possibilité, fonction de la politique de Systèmes d’Informations de l’entreprise. En pratique, cette restriction de l’accès à l’information peut s’apparenter à une forme « soft » de déni de service, et un renoncement à la neutralité du Net. Par ailleurs, il a été peu dit que le RGPD confère à l’Internet européen une dimension protectionniste et extraterritoriale, puisque tous les sites situés hors UE et désirant atteindre un public européen sont tenus de se conformer au RGPD.

Une bataille d’indépendance en filigrane ?

Cependant, il faut bien reconnaitre que le RGPD donne une impulsion forte pour s’émanciper de services Internet américains. De la révélation de PRISM par Edward Snowden en 2013 à celle des vols massifs de données Facebook par Cambridge Analytica en 2018, il est devenu lisible pour tous que la donnée personnelle a une valeur et qu’on ne laisse pas un objet de valeur sans protection. D’ailleurs, il a bien été constaté que la réticence de départ des acteurs du cloud computing européen s’est commuée en opportunité de ravir quelques parts de marché à leurs homologues américains.

Il est encore tôt pour évaluer l’efficacité réelle du RGPD en comparaison avec les grands efforts demandés aux organisations, petites ou grandes, pour se mettre en conformité. On sait toutefois que même les institutions européennes ont du mal à prendre le pas (voir ICI) et que les pays du nord de l’Europe ont moins de difficultés pour l’adopter, probablement du fait de cultures plus promptes à se conformer aux règles. Depuis fin 2018, les sanctions ont commencé à être distribuées. Même si les spectaculaires 50M€ d’amendes administrés à Google par la CNIL pourraient paraitre disproportionnés ou dérisoires en fonction des points de vue, il existe en pratique un système de sanctions graduel, à l’image d’HADOPI. Cependant, si l’on regarde le bilan des sanctions de cette dernière en 2018, au terme de 9 années d’existence, 10 millions de mails de premier avertissement ont été envoyé, 920 000 mails de second avertissement, 3000 comparutions devant le tribunal et…101 contraventions. Même si comparaison n’est pas raison, et que HADOPI était plutôt censée viser les particuliers alors de le RGPD cible davantage les organisations, on peut noter que la taille du système répressif reste comparable.

Comme pour tout changement profond, on comptera des gagnants et des perdants dont la répartition sera redistribuée par rapport à la situation précédente, même s’il est espéré que les gagnants seront européens. Il y a cependant fort à parier que les parties prenantes du Web s’adapteront sans problème à ce nouvel enjeu. Elles sont habituées depuis les années 1990 à des changements incessants des structures de l’Internet alors que celui-ci est devenu un espace majeur des jeux économiques et relationnels. A titre d’exemple et si l’on se replace outre-Atlantique, un journal en ligne tel que celui du Los Angeles Times a choisi de se conformer au RGPD, alors que ce n’est pas le cas pour le Chicago Tribune qui n’est toujours pas accessible. On peut y voir une simple logique de marché : Los Angeles intéresse probablement davantage les européens (notamment ceux de la « Tech ») que Chicago…